#183


Et puis l'homme est revenu taper à la porte. D'une voix à la fois suppliante et légèrement agressive semblant faire des efforts surhumains pour garder son calme, il tenta d'arracher des mots à mon silence jusqu'ici sans faille : 
— Mathias ! Écoute-moi à présent. Cette situation ne peut pas durer éternellement. Tu m'as fait promettre de ne jamais tenter d'ouvrir cette porte mais comment aurais-je pu imaginer que tu puisses t'enfermer plus d'un an? Oui, ça fait un an déjà! Te rends-tu compte? Un an et un mois que je n'ai plus eu aucun signe de vie! Absolument aucun. Il y a bien des fois où je crois t'avoir entendu ronfler ou éternuer. Parfois même peut-être pleurer. Mais ça fait bien cinq mois entiers que cette porte est close sur ton silence complet. À vrai dire, je ne sais même pas si ce silence est le tien ou celui de ta mort. C'est vrai, comment savoir si tu respires encore?
— ...
— Mathias!? Comprends mon inquiétude. Si tu ne sors pas maintenant, j'ai peur d'oublier ton visage, ta voix. Souviens-toi que je suis le seul à connaître ton existence. Alors si un malheur m'arrivait, si par malheur j'oubliais, qui pourrait savoir que tu es enfermé là? Hein?! C'est comme ça que tu veux finir? Dans l'oubli? Dans l'anonymat? 
—...
— Mais réponds ma parole! Si tu ne sors pas maintenant, je vais enfoncer la porte! Tu entends? Et si je te trouve encore vivant derrière, sache que je te ferai payer cher ton silence. Très cher tu entends? 
—...
— Mais que dis-je... pardonne-moi... n'aie pas peur... si je m'emporte c'est que je tiens à toi... tu le sais ça? Hein? Que je tiens à toi... plus que tout... si tu savais...
—...
— Au fond, tu n'as même pas besoin de sortir. Tu peux rester derrière la porte. Je veux juste entendre ta voix... même pas une phrase, tout juste un mot... non, même pas un mot... tout juste un cri, un petit cri... non, même pas un cri, rien qu'un raclement de gorge, ou un soupir, oui un long soupir suffirait... ou autre chose, peu m'importe quoi, juste un bruit de toi prouvant que tu es bien en vie.
Mais c'est peut-être encore trop te demander... Pardon. Je ne veux pas te forcer. J'ai une idée. Voilà, tu n'as qu'à frapper à la porte une ou deux fois. À peine quelques coups me rassureraient. Je te promets ensuite de te laisser en paix, de te donner tout le temps qu'il te faudra pour sortir d'ici. D'accord ?
—...
— Alors frappe... Qu'est ce que tu attends? Frappe donc!  (Il s'impatiente)      
—...
— Mais frappe nom de dieu! Frappe!
—...
— Tu veux que je te montre comment on frappe?! Hein?! Comme ça! (Il donne de violents coups dans la porte) Comme ça! Comme ça! Comme ça! Comme ça! Tu entends comment on frappe dans une porte! Tu entends?! C'est pourtant pas compliqué! Alors pourquoi? Pourquoi tu ne frappes pas? Hein?! Que t'ai-je donc fait pour mériter ça...»

L'homme qui avait dû s'écrouler de rage contre la porte condamnée pleurait dans un accès de démente détresse. Monsieur M. lui, préférait par précaution rester contre la porte, il s'y appuyait de tout son poids, si effrayé à l'idée que cet homme délirant puisse entrer. Il se disait: 

Mais que me veut cet homme? Et surtout, qui est ce Mathias qu'il ne cesse d'interpeller? Peut-être bien un ami imaginaire, un monstre sans défense qu'il séquestre dans sa tête depuis des années? 
Si je suis bien le Mathias en question, je ne serais donc qu'un pur produit de son imagination? Ou bien Mathias est-il un être humain de sang et d'os avec un visage, une voix, un nom, une histoire commune avec cet homme qui après tout n'est peut-être pas si fou. Qui sait? Il a probablement des raisons, de très bonnes raisons pour en arriver à de telles extrémités... 

À l'écouter ainsi, je suis aussi effrayé qu'apitoyé. J'aimerais en quelque sorte lui venir en aide mais si je ne réponds pas, c'est tout simplement parce-que je suis certain de ne pas être Mathias. Répondre à l'appel de ce nom serait en quelque sorte usurper une identité qui n'est pas la mienne, me mêler d'une histoire qui ne me concerne en rien. Alors je préfère me taire. Et attendre. Attendre qu'il se lasse, qu'il s'épuise à appeler en vain l'homme que je ne suis pas.




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