#484


Sur un banc, au bord du fleuve enterré vivant (devenu une grande avenue). Lu presque trois heures. Cendrars. Apollinaire. Quand j'ouvre Emaz, un homme s'assoit à côté de moi. Curieusement, ça ne me gêne pas. Entre deux poèmes j'ai relevé la tête. J'ai vu des corps seuls marcher. Des couples main dans la main. Des filles posant pour un selfie. Un homme costumé en ours. Chacun son costume, certes... mais certains sont plus encombrants que d'autres. 


Une femme d'une cinquantaine d'années aussi, qui semble errer, cherchant un lieu où s'asseoir, sans pouvoir se décider. Je salive sur bon nombre de jeunes femmes. Je les déshabille. Ne reste d'elles qu'un t-shirt, des chaussettes et leur jambes nues écartées. Cru un moment que la pluie revenait. Le vent frais a balayé du ciel la menace. Il soulève les franges, fait tanguer les arbres. Le soleil m'a même salué. La saison sèche va t'elle enfin commencé ? La nuit est presque tombée. Bientôt plus que des trous de lumière sur le noir des façades. Ce qui freine l'écriture :  l'orgueil d'écrire un livre. Écrire ici suffit. Accepter de n'écrire que du déchet. Attendre autre chose. Sans savoir quoi. Si. Le savoir. L'espace d'un livre qui signifie enfin quelque chose. J'allais écrire que je suis paresseux. Mais ce n'est pas de la paresse. C'est un manque profond de volonté. Je subis la dictature du vide en moi. Et ne trouve nulle part une raison de résister. Effrayé que ce vide m'effraie de moins en moins. J'ai perdu mon portable. N'ai pas les moyens d'en racheter un. Tant pis. Le désir de photographier n'est pas si grand. Une période quotidienne de drogue prend fin aujourd'hui. Je m'en vais boire une bière pour me désaltérer. J'aurai pu acheter une bouteille d'eau au circle K. Mais n'avais pas de monnaie. Par peur d'énerver la caissière, je reviens sur mes pas et me rends au bar habituel. Je choisis la terrasse. Parce-que l'air est si agréable aujourd'hui, sans moiteur à rendre fou. Derrière la tour de verre.


 Devant la tour Sunwah.



Je pense à Gabriel Franck qui s'apprête à publier deux livres papiers. Est-ce que je le jalouse ? Est ce que mon écriture mérite un livre ? Est-ce qu'un livre est un mérite ? Il m'a envoyé une photo hier. J'aimerais les avoir en main. Pour les lire. Mais surtout pour avoir quelque chose de sa présence avec moi. Des pages comme la chair d'un ami absent. L'amitié me manque. Pas les amis. Ces derniers temps j'ai quémandé des rencontres sans intérêt. Juste pour parler quelques heures. Me donner l'illusion de n'être pas aussi seul que ça. En quoi ma nature m'empêche d'aller vers l'autre, empêche l'autre d'aller vers moi ? Ma bière déjà finie. Une autre ? Non, l'happy hour est terminée depuis une demie-heure. Temps de rentrer. D'aller faire le sapin pour le premier noël de ma fille. D'aller me battre pour maintenir en vie un mariage qui chaque jour, s'auto-détruit. Pourquoi ce frein, cette presque honte d'écrire ça ? La dame qui cherche où s'arrêter repasse. Elle prend une photo du bar. C'est elle.


En reposant l'iPad, ma cigarette heurte la table. La brise éclabousse l'écran de cendres chaudes. Nous sommes le 15 décembre. Ma fille à huit mois aujourd'hui. Batterie faible 10% dit l'iPad. La machine ordonne de s'arrêter là. Tant mieux. «— Excuse me, would you like another beer sir ? — No thank you.»


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